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[AAP] Saisir l’invisible : les faces cachées des sociétés

Koen JACOBS, London Fog, 2017, London, England. https://flic.kr/p/2g4SQ7w

Journée d’études des Jeunes chercheurs·euses de l’UMR TELEMMe

25 mai 2022
Maison méditerranéenne des sciences de l’homme (MMSH), Aix-en-Provence

« Les autres sont invisibles pour nous parce que nous ne faisons pas l’effort de les reconnaître comme des êtres humains ». C’est par ces mots que le romancier afro-américain Ralph Ellison met en lumière les inégalités d’une Amérique ségréguée dans son ouvrage Homme invisible, pour qui chantes-tu ?[1].

Au sein des sociétés, l’accès à la reconnaissance est inégal : des individus, groupes, courants de pensée et pratiques peinent à exister tant dans les discours que dans les représentations. En les occultant, l’invisibilisation sociale, « processus dont la conséquence ultime est l’impossibilité de participer à la vie sociale[2] », contribue au maintien d’un consensus qui profite aux dominant·es. C’est par une mise à l’écart sociale, politique, économique, juridique, géographique ou encore symbolique que se produisent les divisions et la stratification des groupes humains. En conséquence, il s’agira d’analyser ces mécanismes au prisme des acteur·rices, des objets et des espaces invisibilisés.

Dans la réflexion phénoménologique, l’invisible est ce qui n’est pas perçu par le regard. C’est donc dans la subjectivité du regardant qu’il s’élabore. Plus largement, l’invisible renvoie aux éléments marginaux, informels, cachés ou absents ; aux groupes et pratiques historiquement éclipsés par la société ; à ce qui est trop ordinaire, trop banal pour être remarqué ; ou encore aux mondes de l’immatériel et du virtuel.

Inscrit en négatif dans toutes les recherches, l’invisible est a priori à la fois omniprésent et insaisissable. L’ambition de cerner, analyser et dévoiler cette face cachée des sociétés constitue un des fondements des sciences humaines et sociales. L’invisibilité d’un phénomène est d’abord largement déterminée par le manque de données, dont la récolte et l’étude représentent des enjeux majeurs pour les chercheur·euses. Dans la seconde moitié du XXe siècle, on assiste à un renouvellement des théories, des méthodes, mais aussi des sujets de recherche qui mettent désormais à l’honneur des acteur·rices, des espaces et des objets longtemps ignorés, car difficilement délimitables ou quantifiables[3]. À partir des années 1970, de nouveaux courants transdisciplinaires, apparus dans le sillage du structuralisme et de la crise des idéologies, ont permis de jeter la lumière sur des zones d’ombre, des processus d’invisibilisation, et donc des problématiques de domination dans la société et jusque dans la science elle-même. Les studies[4] anglo-saxonnes ont par exemple soulevé les questions de la subalternité[5] et du genre[6]. Simultanément, la géographie et la sociologie ont porté leur regard sur de nouveaux objets de recherche, notamment à travers l’étude des marges[7] (dans la lignée des travaux fondateurs de l’École de Chicago[8]) et de l’informel[9].

Après ces travaux précurseurs, la recherche contemporaine a confirmé la nécessité d’enquêter sur les parts d’invisible des sociétés, en lien avec les enjeux politiques et militants qui imprègnent les débats scientifiques et publics. C’est dans cette continuité que les Jeunes chercheurs·ses de TELEMMe souhaitent inscrire leur journée d’études, afin d’inclure dans l’analyse des groupes et des espaces qui en sont habituellement absents, et d’étudier les implications méthodologiques et éthiques d’une telle mise en lumière.


Axe transversal – Saisir l’invisible

En interrogeant les façons de « saisir l’invisible », cette journée aura pour fil rouge la réflexion sur les enjeux méthodologiques : comment dévoiler des objets et des sujets qui, par définition, se dérobent au regard des chercheur·euses en SHS ? Quelles traces (écrites, matérielles, iconographiques, etc.) et quels matériaux (observations, entretiens, données quantitatives, etc.) peuvent être mobilisés à cet effet ? Comment faire parler les silences de ces sources ? Toutes les communications devront expliciter ces problématiques.

Axe 1 – (Se) rendre invisible

Parler d’invisible pose immédiatement la question du regard, du point de vue : pour qui ces objets sont-ils invisibles ? Pourquoi le sont-ils ou comment le sont-ils devenus ? Cet axe questionnera les processus d’invisibilisation : comment le statut d’invisible naît-il des interactions et rapports de force noués entre et au sein des groupes sociaux ? Quels mécanismes les dominant·es utilisent-ils·elles pour maintenir une hiérarchie sociale et symbolique ? Dans quelle mesure certains groupes, pratiques, espaces ont-ils intérêt à se rendre ou à rester invisibles, à se soustraire aux normes et au contrôle social ?

Axe 2 – Être invisible

Cet axe se concentrera sur les caractéristiques des espaces, des individus et des pratiques invisibles : comment sont-ils définis et comment se définissent-ils ? En quoi sont-ils à la fois objets et producteurs de représentations ? Quelles ressources peut procurer cette invisibilité et quelles formes d’agentivité peuvent s’y déployer ? Comment certain·es acteur·rices oscillent-ils·elles entre visibilité et invisibilité ? Il y a ici une occasion de s’interroger sur le lien entre l’invisible et des termes connexes tels que l’informel, le caché, la marge.

Axe 3 – (Se) rendre visible

L’invisibilité pose, en creux, la question de la visibilisation et de ses conséquences. Quelles stratégies et tactiques les invisibles peuvent-ils·elles mettre en place pour se rendre visibles ? Quelle est la place des regards politiques, médiatiques et scientifiques dans cette mise en lumière ? Pour le·la chercheur·se, cette démarche porte aussi en elle des problématiques méthodologiques et éthiques sur la manière dont il·elle influence son objet d’étude.


Ces thématiques pourront être abordées à l’aide d’études de cas et de travaux empiriques issus de diverses disciplines (géographie, histoire, histoire de l’art, archéologie, sociologie, anthropologie, philosophie, langues et littérature, musicologie, psychologie, sciences juridiques, science politique, économie…). Les communications feront apparaître explicitement les spécificités méthodologiques et épistémologiques des sujets qu’elles abordent.

Les propositions des doctorant·es ou des jeunes docteur·es devront être envoyées avant le 27 mars 2022 à l’adresse : jjctelemme@gmail.com. Elles comporteront un titre, un résumé de la communication projetée (500 mots environ) ainsi qu’une brève présentation de l’auteur·rice (nom, situation, unité de rattachement).

Si les conditions sanitaires le permettent, la journée d’études se tiendra le 25 mai 2022 à la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, 5 rue du Château de l’Horloge, 13094 Aix-en-Provence. Les frais de transport et d’hébergement restent à la charge des participant·es ou de leur institution de rattachement. Le cas échéant, la rencontre pourra être organisée en visioconférence.


COMITÉ D’ORGANISATION :

  • Léna APARIS-JUTARD, doctorante en géographie
  • Léa BATTAIS, doctorante en histoire de l’art contemporain
  • Dylan BECCARIA, doctorant en histoire moderne
  • Cécile BOURNAT-QUERAT, doctorante en histoire moderne
  • Aude-Line GERVAIS, doctorante en géographie
  • Rémi GRISAL, doctorant en histoire contemporaine
  • Mélina JOYEUX, doctorante en histoire contemporaine
  • Anthony LE BERRE, doctorant en histoire moderne
  • Rémi LOMBARDI, doctorant en histoire contemporaine
  • Pablo PEREZ, doctorant en histoire moderne
  • Ami NAGAI, doctorante en histoire contemporaine
  • Sascha PERROUX, doctorante en géographie
  • Tristan PORTIER, doctorant en histoire contemporaine
  • Iris PORTOLEAU, doctorante en géographie
  • Julie RATEAU-HOLBACH, doctorante en histoire de l’art contemporain
  • Luna RUSSO, doctorante en géographie
  • Marie-Aude SALOMON, doctorante en géographie
  • Pauline SAVEANT, doctorante en histoire contemporaine
  • Marguerite VALCIN, doctorante en géographie

[1] Interview de Ralph Ellison dans The Saturday Review of Literature, le 12 avril 1952.

[2] Guillaume Le Blanc, L’invisibilité sociale, Paris, PUF, 2009, p. 1.

[3] Pierre Romelaer, Anouck Adrot, « Explorer l’invisible », in Jean-Luc Moriceau (dir.), Recherche qualitative en sciences sociales, Caen, EMS Éditions, 2019, p. 191-206.

[4] Lucas Monteil, Alice Romero, « Des disciplines aux Studies. Savoirs, trajectoires, politiques », Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 11, n° 3, 2017, p. 231-241.

[5] Gayatri C. Spivak, « Can the Subaltern Speak ? », in Cary Nelson, Grossberg Lawrence (dir.), Marxism and the Interpretation of Culture, Chicago, University of Illinois Press, 1988.

[6] Joan W. Scott, Gender and the Politics of History, New York, Columbia University Press, 1988.

[7] Samuel Depraz, La France des marges : géographie des espaces « autres », Paris, Armand Colin, 2017 ; Robert Castel, « La dynamique des processus de marginalisation : de la vulnérabilité à la désaffiliation », Cahiers de recherche sociologique, n° 22, 1994, p. 11-27.

[8] Robert E. Park, « Human Migration and the Marginal Man », American Journal of Sociology, n° 33, 1928, p. 881-893 ; Howard Becker, Outsiders: Studies in the Sociology of Deviance, Glencoe, Free Press, 1963.

[9] Karine Bennafla, « Pour une géographie des bordures à l’heure globale : frontières et espaces d’activités “informelles” », Habilitation à diriger des recherches en géographie, Université Paris Ouest Nanterre, 2012 ; Florence Weber, Laurence Fontaine, Les paradoxes de l’économie informelle. À qui profitent les règles ?, Paris, Karthala, 2011.