Hassnaoui Sarah
Projets créatifs numériques et formation d’un imaginaire social européen commun en contexte de polycrise
Thèse de Doctorat en Histoire
Sous la direction de Mauve Carbonell et de Destiny Tchéhouali (UQAM)
Mots clés : Union européenne, communication interculturelle, histoire
Résumé :
Dans son discours au 99e Congrès des maires de France, prononcé le 30 mai 2016, Jean-Claude Juncker, alors président de la Commission Européenne, évoque les insécurités qui pèsent sur l’Union Européenne et affirme : « Et dans cette Europe à vrai dire en polycrise, dans ce monde des plus instables, la solidarité européenne n’a jamais été aussi nécessaire à chacun de nos pays et à chacun de nos peuples. » (Juncker, 2016). Avec cette déclaration, il soulève une question centrale pour l’Union Européenne en tant qu’institution : le besoin de faire naitre un sentiment d’appartenance commune entre les citoyens de pays différents, pour assurer une intégration politique et économique qui passe par l’adhésion de tous, surtout dans des contextes marqués par l’insécurité, les tensions politiques et les crises multiples.
Problématisation
Pour comprendre ce besoin, il est nécessaire de revenir sur la genèse de l’Union Européenne, sur les raisons de sa création et sur les problématiques qui ont alors émergé. Dès ses débuts, la Communauté Européenne a identifié la nécessité d’assurer l’adhésion des citoyens nationaux et le rôle que la culture pouvait jouer dans ce sens, et comme moyen de communication. Elle a alors mis en place une série de programmes culturels, qui ont reposé sur une dynamique allant des institutions vers les peuples tant en fonctionnant avec l’engagement d’artistes et de spécialistes locaux mobilisés sur des mythes politiques centraux pour l’UE (valeurs démocratiques libérales ou la diversité et la protection des minorités). Cependant, les nombreuses crises qui frappent actuellement l’Europe sur différents fronts et forment la « polycrise », remettent en question le projet européen, notamment la possibilité d’une compréhension mutuelle et transculturelle entre les nations. Elle vient exacerber des rapports de pouvoir existants entre les institutions européennes et les opérateurs de projets, entre les participants d’Europe de l’Est et d’Europe de l’Ouest, ou encore entre les formations politiques. Alors que la littérature existante se concentre principalement sur les dynamiques hiérarchiques top-down ou bottom-up au sein des projets culturels européens, ce projet vise à étudier les négociations interculturelles avec « l’autre » dans un projet créatif commun qui permet de construire un imaginaire social en temps de crise.
Etat de l’art
La littérature sur les politiques culturelles européennes a contribué à éclairer « les mécanismes de la fabrique de la politique culturelle de l’UE » (Ciancio et Sanchez, 2022), en les contextualisant historiquement et politiquement. Ces travaux mettent en lumière le rôle du développement des programmes culturels dans la légitimation des institutions européennes dans un mouvement qui allait des élites vers les peuples (comme illustré en 1.1.). Par exemple, Meijen (2020) s’est penché sur les mythes politiques qui sous-tendent les projets et sur leur adaptation aux réalités locales. Vos (2022) s’est concentrée sur la manière dont ces politiques peuvent favoriser un sentiment d’appartenance y compris dans l’espace extra-européen, et Lazarev (2023) a utilisé l’exemple de la Moldavie pour analyser la construction d’une identité européenne. Des chercheurs ont également étudié les efforts de l’UE pour développer un cinéma européen robuste qui renforce l’identité commune en institutionalisant et promouvant le cinéma européen (Khakhalkina et Vyachistaya, 2024). La politique culturelle européenne est ainsi théorisée grâce à des concepts tels que les politiques d’appartenance (Yuval-Davis, 2006), le rôle du nationalisme dans la formation des communautés imaginaires (Anderson, 1991), ou les productions d’espaces (Lefebvre, 2000). Ces différentes approches ont pour point commun d’expliquer les mécanismes cognitifs, affectifs et symboliques qui permettent la production de « images, representations, narratives, cultural meanings, sentiments, and emotional bonds regarding the EU and Europe » (Lähdesmäki et al., 2021, p.4).
L’étude de Creative Europe a également mis en évidence son aspect « bottom-up ». Ce dernier est possible grâce aux efforts « co-imaginatifs » (Ciancio et Sanchez, 2022), c’est-à-dire participatifs, des porteurs de projets locaux. La participation active des acteurs culturels locaux se justifie par le fait que les programmes culturels ne peuvent être seulement mis en œuvre par des institutions, mais doivent également être appropriés par les citoyens, les politiciens, les institutions locales et d’autres acteurs (Meijen, 2020) dans un espace participatif qui invite les citoyens à co-construire l’Europe (Lähdesmäki et al., 2021). Pour favoriser cette co-construction aux niveaux macro, meso et micro, le « mythe de la diversité » a émergé pour justifier des politiques culturelles, tout en servant de fondement aux initiatives. Ce concept sert non seulement à impliquer les institutions, mais aussi les citoyens, dans un objectif de cohérence culturelle transnationale (Meijen, 2020). Ces projets visent à obtenir des retours des bénéficiaires des programmes culturels, ce qui contribue à façonner la politique culturelle.
Selon Meijen (2020), les projets soutenus par Creative Europe se concentrent sur la crise comme thème central pour proposer des solutions et préserver les idées européennes face aux crises économiques, aux conflits aux frontières européennes, aux attaques terroristes, aux extrémismes et à la globalisation. Ainsi, les porteurs de projet parlent parfois de crise multi-dimensionnelle, et insistent sur la pression exercée à l’encontre des valeurs européennes (Meijen, 2020). En effet, les crises remettent en question l’ordre européen, et reconfigurent nos sociétés, suscitant à la fois des réclamations identitaires nationalistes ou protectionnistes, et des demandes d’acceptation et de reconnaissance d’identités multiples. Dans son discours, Jean-Claude Juncker fait référence à une « polycrise » plutôt qu’à des crises multiples. Ce choix de vocabulaire revêt une grande importance, car le terme de « polycrise » est attribué à Edgar Morin (1993). Il décrit des crises multiples qui se renforcent mutuellement, notamment en raison de la mondialisation, du morcèlement des peuples et de l’exploitation de la planète. En faisant le choix de ce terme, Jean-Claude Juncker insiste sur la nécessité d’établir un dialogue entre les peuples, malgré les différences culturelles et civilisationnelles, afin de relever des défis communs. Par conséquent, la politique culturelle européenne, doit aussi résoudre la polycrise, mais se trouve fragilisée par cette dernière.
Question de recherche
Pour mieux comprendre cette situation, il est essentiel d’analyser les mécanismes sous-jacents à la mise en œuvre de ces programmes à différents moments suivant l’élargissement de l’UE. Pour compléter les analyses existantes, il serait intéressant de comprendre les dynamiques « horizontales » : les négociations interculturelles et les interactions entre participants de divers pays et cultures au sein de ces projets culturels européens. Cela permettra de mettre en évidence les rapports de pouvoir qui peuvent émerger dans cet espace participatif où les citoyens contribuent à la construction européenne, mais aussi l’évolution de ces rapports dans le temps. Ces relations interculturelles, et les négociations qui découlent dans les projets, sont importantes pour comprendre la façon dont l’ingénierie et la structure des projets affecte la production de contenus, qui participent ensuite à l’imaginaire social européen.
L’imaginaire social correspond à la compréhension qu’une société a d’elle-même, ainsi qu’aux pratiques qu’elle développe. La théorisation de ce concept par Charles Taylor (2011) permet de comprendre cet imaginaire social comme l’héritage d’un ordre moral, dont les formes pourraient évoluer autour de l’économie comme réalité objectivée, la sphère publique, le peuple souverain et la société d’accès direct. L’ensemble de ces éléments se retrouvent dans le projet européen, mais ne suffisent pas à construire une cohérence.
Dans ce contexte, il serait intéressant de se poser la question : Comment les négociations interculturelles autour de projets créatifs numériques de Creative Europe participent-elles à la formation d’un imaginaire social commun en contexte de polycrise ?
Méthodologie
Une méthodologie mêlant ethnographie (à l’aide d’entretiens et d’analyse de contenus) et recherche historique (qui mêlerait travail d’archives et entretiens sur des projets passés) permettrait de répondre à ces questions. En premier lieu, la méthode proposée consiste en de l’ethnographie (Geertz et Inglis, 2010) dans le cadre d’un projet soutenu par Creative Europe de collaboration dans le domaine des ICC numériques. Le but est de mettre en place une étude non participative pour analyser les interactions (Goffman, 1969). Les données collectées (notes de recherche, documents organisationnels, transcriptions d’entrevues semi-directives) feront ensuite l’objet d’une analyse grâce à une grille d’analyse thématique. Ensuite, une analyse thématique du contenu (produit par le projet étudié) permettra une meilleure compréhension des dynamiques observées lors de l’ethnographie et confirmées par les entretiens, en permettant la mise en avant des cohérences et incohérences dans la négociation identitaire. Pour complêter cette analyse, nous proposons également de procéder à un travail à partir d’archives récentes d’un projet européen, financé par Creative Europe ou le programme précédent Culture, MÉDIA, peut la remplacer. Celui-ci sera ensuite complété par des entretiens et analyses documentaires thématiques portant sur ces projets passés, afin d’identifier les évolutions dans les négociations interculturelles au sein de l’UE. La première partie de la recherche portera donc sur un projet actuel, tandis que la seconde partie portera sur un projet ayant été mis en place à la suite de l’élargissement de l’UE, avec des pays nouvellement adhérents, comme la Roumanie, et identifié grâce aux archives de l’UE.
Pertinence de la recherche
Ce sujet aborde des questions sociales importantes, telles que l’identité, sa construction en dehors des structures de pouvoir, la négociation interculturelle et la pertinence du commun dans un contexte de crise. En abordant ces sujets dans un contexte européen, ce projet permet également de questionner la domination culturelle que l’on peut retrouver dans les productions culturelles. Il s’intéresse aux interactions entre « centre » et « marges », ces dernières pouvant être les territoires ruraux, les minorités européennes, les citoyens issus de l’immigration, les citoyens est-européens, etc. Partant des projets culturels européens, il analyse les dynamiques entourant la création dans un contexte multiculturel et politique. En cela, ce projet propose d’étudier « des événements habituels ou des pratiques courantes non documentées » (Chevrier, 2008, p.77) : les négociations interculturelles « quotidiennes » au sein de projets culturels européens. Par ailleurs, ce travail découle de l’observation de « problématiques récurrents ou des pratiques qui échouent ou qui s’établissent difficilement. » (Chevrier, 2008, p.76) : cela s’illustre par la crise de légitimité à laquelle l’Europe fait face, accentuée par la polycrise, et sa difficulté à susciter l’adhésion et créer un sentiment d’appartenance. Dans un contexte européen où la culture était considérée comme un moyen de communication idéal pour surmonter les barrières linguistiques et favoriser l’unité sociale tout en renforçant le pouvoir des citoyens, ce projet permet de mettre en lumière l’importance de l’interculturalité dans la communication, et de la communication dans la construction politique et sociale. Il ancre également les dynamiques communicationnelles dans un cadre historique.
La pertinence scientifique de ce projet repose donc sur l’avancement des connaissances qui peut être permis par cette étude, avec un « apport nouveau de la recherche aux connaissances (par rapport à un courant théorique ou à un modèle conceptuel). » (Chevrier, 2008, p.56). En effet, les négociations interculturelles au sein de l’UE, en lien avec les politiques européennes, sont peu étudiées, car ce domaine a plutôt reposé sur des analyses politiques : la perspective communicationnelle et culturelle fait émerger de nouvelles conclusions. Par ailleurs, en associant à l’analyse communicationnelle une analyse historique, il propose de comprendre l’évolution des récits européens à la lumière des négociations interculturelles au sein de l’union, et donc de questionner la construction historique de l’UE.
Keywords : European Union, Intercultural communication ,History
Abstract :
Digital creative projects and the formation of a common European social imagination in the context of a polycrisis